Le savoir-faire technique ne suffit pas : les risques géopolitiques dans les projets internationaux. - Entretien avec Philippe Welti
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Qu’a-t-elle à voir la géopolitique avec l’ingénierie ? Plus qu’on ne le pense à première vue. Toute personne travaillant comme ingénieur·e sur des projets internationaux évolue automatiquement dans un champ de tensions politiques, économiques et culturelles. Bien souvent, les projets échouent non pas à cause de la technologie, mais en raison de développements politiques imprévus.
Dans un entretien avec Philippe Welti, ancien ambassadeur de Suisse et expert en relations internationales, une chose devient claire : pour réussir à l’étranger, il faut comprendre les rapports de force, les conflits et les dynamiques politiques – et les intégrer dès le début dans sa planification.
Vous avez été ambassadeur en Iran et avez assumé le rôle de la Suisse en tant que représentante des intérêts des États-Unis auprès de l'Iran. Que pouvez-vous transmettre aux entreprises suisses, sur la base de cette expérience diplomatique, pour leurs activités dans des régions géopolitiquement sensibles ?
Tout d'abord, une précision. Le rôle particulier de la diplomatie suisse en Iran est celui de la représentation des intérêts des États-Unis. Cela s'appelle un mandat de puissance protectrice. Un tel mandat exclut par principe toute activité de médiation entre les parties en conflit.
Pour répondre à votre question : une activité économique réussie dans des régions géopolitiquement sensibles nécessite, à l’instar d’une due diligence commerciale, une analyse approfondie des réalités politiques du pays concerné et de son environnement – avant même de démarrer les activités commerciales. Pour un pays potentiellement critique, il est fortement recommandé de prendre contact avec l’ambassade suisse compétente pour cette région. Trop souvent, les entrepreneurs ne se tournent vers les services diplomatiques et consulaires suisses que lorsqu’un dommage sérieux est déjà survenu ou est imminent.
De manière générale, le recours aux Swiss Business Hubs est très utile. Bien qu’ils soient rattachés aux ambassades, ils opèrent de manière autonome et bénéficient de personnel local bien implanté. Le contact direct de pair à pair, ainsi que l’implication dans des structures locales comme les Swiss Business Associations ou les chambres de commerce, est également fortement recommandé. J’ai moi-même constaté en Inde la valeur ajoutée que peut générer la collaboration entre l’ambassade à New Delhi, le Swiss Business Hub à Mumbai et la Swiss-Indian Chamber of Commerce dans les régions dynamiques du pays.
Quel rôle la Suisse peut-elle jouer pour renforcer la compétitivité et la résilience de son économie exportatrice ?
C’est une évidence : on ne reste compétitif que si l’on affronte la concurrence internationale sans subventions étatiques. L’expérience suisse a montré que nos autorités n’entretiennent pas artificiellement des secteurs économiques qui ne peuvent pas s’imposer par leur propre force. Bien sûr, des exceptions existent pour des secteurs d’intérêt national – sécurité, approvisionnement du pays, etc. Mais en politique intérieure, on constate régulièrement des appels à maintenir certaines structures, même sans nécessité impérieuse.
Dans le domaine du commerce extérieur, la Suisse s’est toujours engagée en faveur des accords et règles de libre-échange. Cette stratégie vise à établir les meilleures conditions-cadres possibles. Le combat pour un commerce mondial libre et ouvert allait de soi pendant longtemps. Depuis que le président américain a semé l’incertitude dans le commerce mondial – et continue à le faire –, ce combat est devenu une vertu qu’il faut désormais défendre activement.
Dans le cadre de votre activité avec « Share-an-Ambassador », vous proposez un coaching géopolitique. Quels sont les thèmes centraux pour les PME exportatrices et comment ces coachings peuvent-ils contribuer concrètement à minimiser les risques ?
À travers des articles dans les médias et des interventions publiques, nous transmettons une vision d’ensemble du monde global. Nous analysons le rôle des acteurs clés et les rapports de force qui en découlent. Nous nous concentrons sur les pays et régions les plus influents sur les plans politique, économique et militaire, leurs relations entre eux et leur impact sur les voisins et l’ordre mondial dans son ensemble.
Depuis quelque temps, notre attention se porte sur les remises en question de l’ordre mondial d’inspiration occidentale, libéral et fondé sur le respect des règles de droit. En trois décennies, la Chine, avec ses structures collectivistes, est devenue la principale menace à cet ordre mondial. Paradoxalement, les États-Unis, qui ont établi cet ordre, sont eux aussi devenus l’un de ses challengers.
Nous analysons également les facteurs propres à certains pays ou régions qui déterminent les opportunités pour l’industrie exportatrice suisse. C’est ce que nous appelons la « due diligence géopolitique », que nous encourageons les entreprises à pratiquer – et que nous pouvons accompagner si besoin. Nous estimons qu’une analyse géopolitique distincte doit précéder toute due diligence commerciale liée à un marché (entrée sur le marché, conditions locales, climat des affaires, etc.).
En tant qu’ambassadeurs actifs, nous avons souvent vu que des mauvaises surprises dans des marchés nouveaux étaient dues à l’absence d’une analyse politique préalable approfondie.
Quelles régions ou quels marchés vous semblent particulièrement prometteurs pour l’économie exportatrice suisse dans les années à venir ?
La région qui dominera le développement au XXIᵉ siècle est l’Indo-Pacifique. Les acteurs majeurs seront les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Sud) et l’Asie du Sud-Est (incluant l’Australie). Pour une industrie suisse historiquement tournée vers l’international, les marchés moyens ou plus petits méritent aussi d’être étudiés, dès lors qu’ils s’engagent à libéraliser davantage leurs économies.
Je souligne qu’à partir de la Suisse, les premières démarches réussies doivent impérativement passer par l’Europe. Si les relations avec les États-Unis continuent de se détériorer et que l’Europe est poussée à jouer un rôle plus autonome, il y a là une opportunité : celle de recentrer la politique européenne sur la croissance économique et de redonner vie aux instruments classiques d’une économie libérale. Les appels à la déréglementation se font de plus en plus entendre. Il est donc logique que notre voisinage européen redevienne une priorité stratégique.
Avec une vision tournée vers l’avenir, quelles compétences les professionnel·le·s doivent-ils développer pour réussir dans cet environnement ?
Les conditions pour réussir depuis la Suisse n’ont pas fondamentalement changé : elles reposent sur l’excellence en innovation, en production et en commercialisation – autant d’éléments permettant de viser le leadership mondial dans un domaine ou pour un produit.
Ce qui a gagné en importance, c’est la capacité à détecter rapidement – voire anticiper – les changements inattendus dans les équilibres politiques internationaux, pour en tirer des conséquences concrètes plus vite que les autres. Flexibilité et agilité sont devenues des qualités clés. Et nous sommes convaincus qu’une « due diligence géopolitique » systématique, y compris en lien avec des chaînes d’approvisionnement diversifiées, est désormais une condition indispensable.
Merci beaucoup pour cet échange enrichissant.
Philippe Welti est ancien ambassadeur de Suisse (Inde et Iran, auparavant Directeur de la politique de sécurité au Département de la défense) et cofondateur, avec Dr. Daniel Woker (ambassadeur en Australie, Singapour et Koweït), de la plateforme « Share-an-Ambassador / Géopolitique par des experts », spécialisée dans l’analyse géopolitique et le coaching sur mesure. Ils interviennent et publient régulièrement.